n°45: Les Espagnols àTahiti

M. Rodriguez. Paris, 1995, Prix: 150 F; 22,87 €
 

       Le projet de traduire de l'espagnol le texte du Journal de Maximo Rodriguez, premier Européen à avoir séjourné durablement à Tahiti (de janvier à novembre 1775), eut pour origine la proposition faite par Francisco Mellén Blanco, éditeur espagnol du Journal dans le cadre du bimillénaire de la Découverte de l'Amérique, d'en faire une version française. Horacio Belçaguy, jeune archéologue océaniste argentin étudiant de José Garanger à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Laboratoire d'Ethnologie préhistorique du C.N.R.S. se fit l'interprète de Fr. Mellén auprès de Michel Orliac et, en parfait bilingue qu'il était, s'offrit à en faire la traduction en français. Le texte français dont nous disposions alors était la traduction souvent résumée, incomplète de Pugeault publiée en 1930 à Papeete, faite à partir de la version anglaise de Bolton Glanville Corney, incluse dans The Quest and Occupation of Tahiti by Emissaries of Spain during the years 1772-1776, ouvrage publié à Londres par The Hakluyt Society entre 1913 et 1919. L'intérêt d'une traduction nouvelle directe de l'original espagnol s'imposait. Cette opportunité présentée par Michel Orliac au bureau de la Société fut retenue, mise à exécution et concrétisée par le présent livre. Le travail du traducteur a été considérable. Le livre comporte la traduction d'une copieuse introduction de Francisco Mellén pourvue d'une bibliographie, d'un prologue écrit par l'auteur du Journal, Maximo Rodriguez, du Journal lui-même et des abondantes notes de l'éditeur espagnol. Ces textes sont suivis d'une note linguistique concernant l'écriture en espagnol du XVIIIème siècle colonial des mots espagnols et tahitiens, de notes du traducteur concernant le Journal et d'un glossaire établi par Fr. Mellén et complété par H. Belçaguy. Afin de rendre la lecture du Journal plus facile, le parti avait été pris de transcrire les noms de lieux donnés par Maximo par leur équivalent moderne mais ce choix a dû être abandonné pour plusieurs raisons : outre le fait que l'on se trouvait engagé à modifier délibérément le texte traduit, accroc à la déontologie de la traduction, l'on était amené pour restituer les noms originaux à alourdir les notes du traducteur, éventuellement à masquer ou édulcorer des variantes qui pouvaient se révéler significatives, et d'une manière générale à éloigner le lecteur de l'original en l'obligeant éventuellement à un mouvement inverse de passage des termes modernisés aux termes anciens. L'idée sous-jacente qui a prévalu depuis un siècle ou plus a été que les premiers voyageurs auxquels on a délibérément attribué la faiblesse de ne pas ou peu connaître le tahitien ont mal écrit ou transcrit les mots qu'ils entendaient prononcer, qu'il s'agisse de Britanniques qui utilisèrent la graphie anglaise alors peu faite pour cet exercice ou de Français réputés pour ignorer la langue de l'interlocuteur autochtone. Or force est de constater que l'Espagnol Maximo qui vécut pratiquement en milieu tahitien durant son séjour maîtrisait la langue du pays et que par ailleurs le castillan moyennant quelques clés de prononciation données par Horacio Belçaguy, dont l'origine latino-américaine s'est révélée précieuse, permettait une meilleure transcription des mots vernaculaires. On en vient alors à se demander si les graphies tahitiennes surannées que l'on rencontre dans les récits anciens et que l'on met au compte des insuffisances linguistiques des voyageurs ne devraient pas être réexaminées d'un autre œil et ne seraient peut-être pas aussi à attribuer à l'évolution rapide de la langue tahitienne, phénomène aujourd'hui généralement reconnu. Le texte qui a servi à la publication de Fr. Mellén est, comme celui qui servit à la traduction de Corney, le manuscrit déposé à la Société royale de Géographie de Londres. Dans sa bibliographie de Tahiti, le Père O'Reilly évoque un manuscrit de Peter Dillon localisé dans les archives d'un Séminaire irlandais de Paris (Bibliographie de Tahiti, n°527, p. 66-67). Mais selon Corney (The Quest and Occupation of Tahiti, vol. 3, 1919, P. 1-XLIX) c'est la copie d'un certain Fitz Roy acquise en 1835 à Lima de la fille de Maximo Rodriguez et déposée à la Société royale de Géographie de Londres qu'il utilisa. Selon Corney, la copie du capitaine Peter Dillon acquise de la veuve de Maximo à Valparaiso en 1825 n'avait pas été retrouvée. Dans l'introduction traduite par H. Belçaguy, Francisco Mellén fait le point concernant les exemplaires du Journal qui furent établis. Il en a recensés quatre : 1) un exemplaire remis au Vice-Roi du Pérou Don Manuel de Amat en 1776 ; 2) un second exemplaire adressé au Vice-roi Teodoro De Croix successeur de Amat et que celui-ci envoya en 1788 à Madrid au ministre de la marine avec un umete, mortier en forme de plat creux en dolérite noire remis par les Tahitiens à Maximo Rodriguez dont l'usage controversé (préparations médicinales, fabrication de la boisson cérémonielle 'ava, préparation de popoi, mélange de fruits de l'arbre à pain, de taro ou de bananes fe'i) ; ce manuscrit était accompagné d'un prologuito (petit prologue) qui était une réponse à des allégations énoncées par le capitaine Cook dans ses récits de voyage, et qui pourrait bien être celui que l'on a retrouvé dans une copie du manuscrit de Rodriguez détenue au département des cartes et plans de la Bibliothèque nationale à Paris, et cela étant, identifiant ce manuscrit avec l'exemplaire offert à De Croix; en comparant le texte de Mellén qui provient du manuscrit de la Société londonienne de géographie et celui du prince Napoléon, Belçaguy constata l'omission dans le Journal londonien d'un passage qu'il retrouva dans celui de la "Nationale", omission qui rendait obscurs les textes de Corney et de Mellén et qui donne à penser que le Journal du prince Napoléon est plus près de l'original que celui de Fitz Roy déposé à la Royal Society. Le travail du traducteur, qui a fait pour tout cela et par l'abondance de ses propres annotations œuvre, sinon d'auteur, du moins d'éditeur et de critique, est considérable et doit être apprécié à son juste prix. Et nous pensons que cette publication doit être considérée comme un hommage rendu à la mémoire d'Horacio Belçaguy, chercheur plein de promesses trop tôt disparu, venu du Nouveau Monde s'intéresser à la civilisation des Ma'ohi comme deux cents ans auparavant l'avait fait son compatriote de langue castillane Maximo Rodriguez. Et l'on remerciera aussi pour son extrême obligeance et la coopération qu'il a bien voulu nous apporter dans toute cette entreprise Francisco Mellén Blanco grâce à qui cette publication a été rendue possible.

Claude ROBINEAU.

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