n°43: Naissance d'une littérature polynésienne
 
S. Lacabanne. Paris, 1992, Prix: 18,29 €


INTRODUCTION


1. LES ORIGINES DE LA LITTÉRATURE POLYNÉSIENNE EN LANGUE ANGLAISE

    Depuis une vingtaine d'années, de nouvelles voix se font entendre dans le Pacifique Sud. Les Polynésiens eux-mêmes nous parlent désormais de ce coin du monde qui ne semblait inspirer jusqu'à présent que les écrivains européens. Depuis les voyages du Capitaine Cook, ces îles lointaines ont enfiévré l'imagination européenne qui a produit pour ses lecteurs nombre de récits enchanteurs, tableaux idylliques, décors édéniques pour bons sauvages, et autres ingrédients de la littérature exotique. Quelles sont donc ces voix polynésiennes ? Avant de répondre à cette question, il nous faut préciser d'ores et déjà ce que recouvre le terme "Polynésien". Immédiatement, les spécialistes s'affrontent sur la délimitation exacte des grands domaines ethniques et sur l'origine des Polynésiens. De ces deux hésitations découle une autre question. Qui est encore Polynésien de pure race de nos jours ? Cette interrogation ainsi formulée appelle la réflexion suivante: étudier la littérature produite par les autochtones du Pacifique Sud est-ce étudier les œuvres écrites uniquement par les Polynésiens ? Fidji, par exemple, dont l'université a mis sous son influence culturelle tout le cœur de la Polynésie appartient géographiquement au groupe des îles mélanésiennes. Cependant, dans le domaine culturel, Fidji se raccorde aujourd'hui à la zone polynésienne. Pour bien cerner le problème de la définition du "Polynésien" citons la réponse embarrassée du Bernice Bishop Museum de Honolulu: I am unsure as to your definition of "Hawaiian". In Hawai'i today this has two meanings. Someone with some percentage of Polynesian blood, or someone born and/or raised in Hawaii, who has what is loosely called "the Hawaiian attitude". Je ne suis pas sûr de votre définition du mot "Hawaiien". A Hawai'i, il a désormais deux sens. Ce peut être quelqu'un ayant une certaine quantité de sang polynésien ou quelqu'un né et (ou) élevé à Hawaii, et qui a, comme le dit approximativement la formule, "l'attitude hawaiienne". Et que dire en substance du professeur Subramani, d'origine hindoue, qui revendique le statut d'écrivain fidjien ? Peut-être la réponse nous est-elle fournie par Sir Ratu Kamisese qui, Premier ministre des îles Fidji en 1970, lança à la tribune des Nations-Unies une formule devenue la clef de voûte de cet édifice fragile qu'est la nouvelle conscience collective dans le Pacifique The Pacific Way ou la manière de vivre dans le Pacifique. Il s'agit bien au-delà des différences de constater une identité océanienne qui englobe l'identité polynésienne. Son contenu politique, il faut bien l'avouer, reste encore flou. Il est peu probant sur un plan économique en dépit des efforts des jeunes nations, Il devient nettement déconcertant quand on compte pour tout le Pacifique près de mille langues ou dialectes pour cinq millions d'habitants éparpillés sur une poussière d'îles, s'étendant sur les deux tiers du Pacifique. Pourtant un Tahitien se fait comprendre d'un Maori qui se fait comprendre d'un Samoan. Leur patrimoine culturel, en dépit de quelques différences, est commun, leur sensibilité similaire, et c'est bien dans le mode de vie et dans le domaine artistique que l'on démontre le mieux l'unité culturelle polynésienne. Pour éviter de trancher sur la nature des liens anthropologiques, politiques ou économiques qui existent entre les îles du Pacifique, commençons par situer géographiquement la Polynésie pour la commodité du lecteur. La Polynésie s'étend de la Nouvelle-Zélande à l'île de Pâques et comprend Tonga, Samoa, les îles de la Société, les Marquises, les Wallis et Futuna, les Phœnix, les îles Hawaii, les îles Cook, les Australes et les Gambier. Fidji et Rotuma s'y rattachent par leur appartenance culturelle. La Papouasie-Nouvelle-Guinée qui, par son courant littéraire appartient à l'Océanie, fait partie géographiquement du groupe des îles mélanésiennes. Cependant, si géographiquement la frontière entre Mélanésie, Micronésie et Polynésie est bien nette sur les cartes, elle l'est un peu moins dans la réalité. Les contacts entre les différents archipels ont provoqué un certain mélange et il est difficile de trouver un type humain unique caractéristique d'une ethnie donnée. C'est la peau plus ou moins foncée, les cheveux plats, frisés ou crépus, qui permettent un début de différenciation. Mais avant tout, ce sont les coutumes et surtout la langue qui permettent la distinction. En effet, si le Polynésien, de par son physique qui le rapproche de l'Européen, se différencie du Mélanésien à la peau plus sombre et aux cheveux crépus, ces caractères sont loin d'être suffisants et il existe des différences physiques notables entre un Marquisien, un Pascuan et un Tahitien. La langue par contre est la même avec juste quelques petites variantes d'un archipel à l'autre dans toute la Polynésie. Il en est autrement en Mélanésie où il existe une multitude de langues différentes. C'est donc le linguiste qui peut déterminer avec le plus de précision l'appartenance d'une île à la Polynésie, la Mélanésie ou la Micronésie. Le peuplement de ces archipels explique en partie la grande unité de la langue polynésienne. En effet, si les origines exactes ne sont pas très connues (probablement une région située au Sud de la Chine), et si les voies de progression ne sont pas certaines (par la Micronésie ou par la Mélanésie ?), il s'est en tout cas avéré que les courants migratoires, dans leur ensemble, se sont effectués de l'Est vers l'Ouest avec une ébauche de mouvement retour d'Ouest en Est. Il est à peu près certain que Fidji et Tonga ont été des lieux importants de peuplement d'où sont parties des migrations ultérieures qui ont abouti aux Marquises et aux îles de la Société et ont servi de plaque tournante aux migrations vers les autres îles. La quantité et la qualité de la production littéraire sont variables d'un archipel à l'autre. Négligeables en Polynésie française, quasiment inexistantes à Hawai'i, elles sont beaucoup plus riches au fur et à mesure qu'on s'approche de la partie occidentale du Pacifique et des territoires récemment indépendants. L'éclosion littéraire a suivi de près toute une cascade d'accessions à l'indépendance qui a multiplié ainsi le nombre des "Républiques d'Atolls": 1962 les Samoa occidentales; 1965 autonomie des îles Cook; 1968 Nauru; 1970 Fidji et Tonga; 1974 autonomie de Niue; 1975 la Papouasie-Nouvelle-Guinée; 1978 Tuvalu (ex-Ellice) les Salomon le Vanuatu (Nouvelles-Hébrides); 1979: Kiribati (ex-îles Gilbert) La rareté de la production artistique hawaiienne et tahitienne s'explique-t-elle uniquement par la présence de la France et des U.S.A. ? Comment alors justifier la naissance d'une littérature maorie en Nouvelle-Zélande ? Nous pouvons déjà noter qu'une libération s'est faite petit à petit à la fin des années soixante en faveur d'un biculturalisme. En Nouvelle-Zélande, le droit à la différence s'est fait sentir en même temps que s'est amorcée une politisation du mouvement visant à reconnaître, à préserver le droit maori. De plus, la naissance de la littérature polynésienne en langue anglaise (étant entendu que les Maoris néo-zélandais sont des Polynésiens) a été facilitée par la création de nouveaux organes de diffusion, tels les magazines Te Ao Hou (Le Nouveau Monde) et Te Maori. Dans les îles, c'est l'Université du Pacifique Sud qui, fondée en 1969 à Suva (Fidji), a joué un rôle de catalyseur. Ses nombreuses antennes expliquent en partie les éveils littéraires perçus dans cette région: les îles Cook, Kiribati, Nauru, Niue, îles Salomon, Tonga, Tuvalu, Vanuatu et Samoa occidentales. A la demande des étudiants, un cours de littérature fut créé à partir de 1971, et le magazine UNISPAC de l'université encouragea dès le début la création artistique locale. En 1972, fut fondée la Pacifie Creative Arts Society qui fonctionne désormais en grande partie, grâce aux subsides australiens. Cette société a été responsable des premières pages de Mana publiées dans le mensuel australien PIM (Pacifie Islands Monthly). Plus tard, celles-ci furent regroupées dans Mana Annual of Creative Writing. A partir de 1977, la Pacifie Creative Arts Society assura la publication de Mana. S'il est exact que cette mise en place de l'édition facilite la création littéraire, elle ne parvient pas toutefois à gommer toutes les difficultés que rencontre l'écrivain polynésien.

II - LES DIFFICULTES DE L'ECRIVAIN ET DU LECTEUR DU PACIFIQUE SUD

     Les publications polynésiennes dont quelques-unes viennent d'être citées ont un format qui encourage surtout la diffusion de la nouvelle et de la poésie. La poésie est écartée de cette étude en dépit du fait qu'elle constitue une part importante des publications. Souvent dans le prolongement direct de la littérature orale, elle est d'une incroyable variété en qualité et en quantité. Une étude approfondie de ces œuvres demanderait de solides connaissances en littérature orale océanienne. Les compositeurs maoris traditionnels (contemporains ou non) ont trouvé auprès de Margaret Orbell l'indispensable spécialiste. Les compositions hawaiiennes sont étudiées et traduites par la spécialiste hawaiienne Rubellite Kawena Johnson qui a publié plusieurs ouvrages très fouillés. Enfin, toute la tradition orale de la Polynésie centrale intéresse désormais l'équipe de spécialistes du département des traditions orales du musée de Fidji. Très peu de poètes ont publié plus d'un ou deux poèmes. Peut-être la tradition orale toujours très vivante dans cette zone du Pacifique est-elle un frein à l'art poétique en langue anglaise ? A l'heure actuelle encore, le goût local reste davantage tourné vers la parole chantée ou récitée telle qu'on peut l'entendre au cours de cérémonies de toutes sortes dont les Polynésiens sont de grands amateurs. En règle générale, on peut dire que le poète des îles bénéficie d'un meilleur accueil, contrairement au prosateur, perçu comme appartenant à la tradition occidentale et donc proche de l'hérésie ou de la trahison. Bien qu'étant un genre littéraire totalement nouveau pour l'homme du Pacifique, la nouvelle est très vite devenue, après la poésie, le moyen d'expression littéraire le plus pratiqué. Non seulement elle s'insère aisément dans les magazines littéraires mais elle peut aussi être diffusée par la presse locale abondamment lue par les insulaires. Elle peut aussi être radiodiffusée (I'Européen s'imagine assez mal à quel point la transmission radio est importante en Océanie). En transcrivant les contes et légendes de la littérature orale, le nouvelliste peut maîtriser plus rapidement la technique de la fiction écrite que le poète ne le peut pour la versification anglo-saxonne. La production d'écrits en prose est aussi abondante que celle de poésie. Mais la tradition orale qui se sent nettement dans les récits légendaires s'est peu à peu estompée au profit d'une meilleure maîtrise du récit de fiction. Il en résulte qu'en Polynésie centrale une grosse centaine d'œuvres a été publiée dans divers magazines littéraires ou dans des recueils au cours des années soixante et soixante-dix. Pendant la même période, une soixantaine de nouvelles étaient éditées en Nouvelle-Zélande. Ce genre littéraire est très peu représenté aux îles Hawaii et fait son apparition dans cet archipel avec un décalage d'une dizaine d'années sur les autres îles du Pacifique. La même remarque générale concernant le poète polynésien d'aujourd'hui s'applique également au romancier ou au nouvelliste. Écrire poèmes, romans ou nouvelles n'est guère chose aisée en Océanie. L'écrivain est à la recherche de son lecteur. Si le lecteur occidental est curieux de connaître de nouvelles littératures, il est par contre bien ignorant de la culture polynésienne. En revanche, le lecteur polynésien est peu soucieux de lire mais possède, lui, les connaissances culturelles nécessaires à la lecture des œuvres littéraires polynésiennes. Le prosateur recherche donc l'aide d'éditeurs étrangers qui lui permettront d'augmenter le nombre de ses lecteurs. Ce faisant, il doit adopter une technique suffisamment en harmonie avec les canons de l'esthétique occidentale. Dès lors, le prosateur doit s'écarter de son milieu originel et tenter d'élaborer un monde qui serait celui qui l'entoure et celui de son imaginaire dans le respect des conventions littéraires qu'il s'est choisi. Dès que le prosateur recherche des lecteurs au-delà des frontières de son pays, il doit adapter sa technique et les matériaux de son œuvre, au risque de ne plus être clairement perçu par ses lecteurs locaux, et d'être accusé d'écrire pour l'exportation ! Ceci dit, on perçoit mieux combien la tâche du romancier polynésien s'avère plus difficile encore. Ceci explique partiellement le laps de temps de dix ans qui s'est écoulé entre la parution de la première nouvelle et celle du premier roman polynésien en langue anglaise. Par ailleurs, la tâche du critique occidental n'apparaît guère plus aisée. Lorsqu'il aborde ce genre littéraire, il se trouve également dans une position inconfortable. Il entre dans un monde tout différent mais cette sensation de l' "ailleurs" doit reposer sur des critères littéraires qui lui sont familiers. En conséquence, pour être apprécié par un large public, le roman du Pacifique Sud doit maintenir un mouvement perpétuel entre le connu et l'inconnu, de manière à accomplir sa mission (car il en a une) tout en séduisant un public à la fois local et étranger. Dans une telle situation, le choix de l'outil linguistique se pose avec acuité. A priori, l'écrivain du Pacifique qui abandonne sa langue vernaculaire au profit d'une langue véhiculaire, ici l'anglais, s'engage sur la voie de l'assimilation alors que son propos est justement de dénoncer le colonialisme et de rechercher son identité. C'est un pénible dilemme pour l'écrivain polynésien qui rejoint en ce point la littérature post coloniale de l'Afrique ou des Antilles et doit assumer tant bien faire se peut ce paradoxe. Il arrive aussi que l'écrivain du Pacifique Sud n'ait pas le choix. Je veux dire que sa langue maternelle est l'anglais et qu'il possède une connaissance imparfaite de la langue de ses ancêtres. Mais le problème de la fidélité culturelle reste entier pour lui comme pour l'écrivain bilingue. Le besoin langagier est donc difficile à satisfaire pour l'écrivain scrupuleux. De son côté, le lecteur s'attend naturellement à entendre une voix polynésienne. Mais faut-il négliger la pureté d'une langue au bénéfice du pidgin english qui sonne sans doute plus vrai mais limite rapidement le contenu ? Dans ce cas, le lecteur peut lire : Dear Reader. I had no school ? no write no read no number no nothing. But I a man got big dream, got big everything. They tell me I no good for anything. But I a man still. I come from small village got church so I religion got. I come from home got big love so I got love for everybody. Cher lecteur, moi, pas eu d'école, moi, pas écrire ou lire ou compter, rien du tout. Mais moi, un homme et moi, avoir un grand rêve, avoir tout de grand ? Ils me disent moi, bon à rien. Mais moi, toujours un homme ? Moi, venir d'un petit village avec église, eh bien moi, avoir de la religion. Moi, venir d'une famille avec beaucoup d'amour, eh bien moi avoir de l'amour pour tout le monde. Pourtant la recherche d'une authentique spécificité devrait favoriser l'emploi de la langue polynésienne. De ce fait, ne vaut-il pas mieux glisser des termes polynésiens dans un texte, écrit par ailleurs en un anglais très classique ? Mais là encore, le lecteur peut rester perplexe en lisant le passage suivant inclus dans une page écrite en anglais Haera ra, mahara mai, E te tau, kia mau ki a au. Haera ra, ka tuturu ahau. Haere ra. Dans les deux cas, nous constatons que l'expérience linguistique ne peut guère dépasser quelques phrases sous peine de rendre la lecture incompréhensible au non-initié. Pourtant, ces deux styles d'écriture servent la même cause : dépayser suffisamment le lecteur pour qu'il ait constamment à l'esprit que cette littérature vient d'ailleurs, et au moment où il se sent un étranger, le ramener en pays de connaissance grâce à un style plus neutre. Ainsi, par de constants va-et-vient, le lecteur devient, au fil du récit, familier d'une société dont il perçoit la sensibilité mais qu'il reconnaît pourtant différente de la sienne. C'est à ce titre que le roman polynésien acquiert une valeur artistique et didactique. L'auteur polynésien veut nous signifier, au-delà de la fiction créée, qu'il est indispensable au Polynésien de réaffirmer son identité, sa culture. Les auteurs polynésiens se sont donnés une mission. Par l'intermédiaire de leur création artistique, ils dénoncent les ravages du colonialisme anglais, allemand, américain, français. Ils s'inquiètent du changement inéluctable qu'apporte la civilisation occidentale et évoquent une société traditionnelle qui agonise, en contant les mythologies des anciens dieux. Ils nous confient leur angoisse née de la désintégration de leur milieu social et tentent d'ordonner dans leurs œuvres le monde en pleine mutation dans lequel ils vivent. L'écriture se fait thérapie pour l'écrivain en état de souffrance qui ne peut parvenir à se définir ni à définir la société qui l'entoure. Albert Wendt déclare: Samoa is the centre of what I am ? which includes being a writer (that's getting more and more important as I get older : I think as a therapeutic way of keeping myself going). But coming from a small place, you have to know about the outside world and things like that (...) all the time you've got to assess your culture in terms of others, other islands around you, and bigger countries. Samoa est au centre de ce que je suis, ce qui comprend être écrivain (et cela prend de plus en plus d'importance au fil des années: c'est, je pense, comme un moyen thérapeutique qui me soutient). Mais lorsqu'on vient d'un petit territoire, on doit connaître le monde extérieur et tout cela ( ... ) Tout le temps, on doit évaluer sa culture en fonction des autres, des îles avoisinantes et des pays plus vastes. Une autre fois, l'écrivain avoue: " Speaking figuratively, I am a mongrel. I am of two worlds in almost every way... " " Pour parler au figuré, je suis un bâtard. J'appartiens à deux mondes différents, et ceci dans presque tous les domaines ". Pour avoir un impact plus grand, l'écrivain devient politicien et va de conférences en symposiums faire entendre la voix d'une nouvelle nation encore tout étourdie de sa naissance récente. En s'impliquant personnellement dans des activités politiques, il encourt le risque de ne plus avoir le recul nécessaire à la création littéraire: Albert Wendt avait perçu le danger et déclarait en 1978 qu'après avoir aidé des membres de sa famille dans leurs activités politiques, il garderait le silence pendant quelque temps. L'avion, qu'ils utilisent si aisément, a brisé le récif de corail qui protégeait le monde clos de l'île repliée sur son passé et a précipité la population locale dans le tourbillon du progrès. Elle est encore fragile cette Océanie qui s'est donnée il y a plus d'un siècle aux conquérants de la London Missionary Society, aux empires, puis aux républiques, Les épisodes sanglants y sont moins nombreux que sur les lieux de la colonisation ordinaire comme l'Afrique ou les Antilles, mais ils sont tout aussi dévastateurs. Sur une poudre d'atolls, des hommes cherchent aujourd'hui à retrouver leur mémoire et à se constituer un futur. D'un bout à l'autre de ce continent insulaire perdu, une même préoccupation s'ordonne autour de deux pôles antinomiques: l'enracinement et le grand voyage, avec entre les deux, le vide des immensités marines et souvent dans le cœur de l'écrivain l'angoisse du néant. Voici entraperçu brièvement ce que les prosateurs du Pacifique Sud ont choisi de nous dire. Que la prose polynésienne en langue anglaise en soit encore dans les années soixante-dix à sa phase de gestation, on le constate par exemple à la lecture des œuvres publiées dans Mana. Prenons le cas des îles Fidji. Depuis la date de parution de cette revue littéraire et jusqu'en 1979, une cinquantaine d'écrivains fidjiens ont été publiés. Parmi eux, une dizaine seulement ont écrit plus de deux ou trois œuvres. Aucun jusqu'à ce jour n'a publié de roman. Il en est de même pour toutes les îles polynésiennes avoisinantes à l'exception de Hawaii et Samoa. Au cours des années soixante-dix se constitue donc un corpus de deux cents œuvres au grand maximum publiées dans divers magazines et recueils. Longues de quelques lignes à plusieurs pages, elles forment un ensemble très hétérogène tant par la qualité que par le genre. C'est pourquoi elles méritent d'être l'objet d'une étude qui ne peut s'insérer dans la présente, consacrée aux premiers romans parus au cours de la même décennie. Seules les nouvelles d'Albert Wendt seront étudiées ici au même titre que ses romans car la plus importante d'entre elles a été reprise et intégrée au second roman de l'auteur Leaves of the Banyan Tree. Il apparait opportun maintenant d'indiquer dans quelle direction s'oriente cette étude des premières oeuvres de fiction écrites en langue anglaise par des auteurs polynésiens.

III.- LES PREMIERES FICTIONS DES AUTEURS POLYNÉSIENS: UNE PROPOSITION DE LECTURE

    Une littérature polynésienne en langue anglaise ne se définit pas comme un ensemble artistique produit par quelques auteurs dont le point commun serait des origines polynésiennes. Pour qu'il puisse vraiment être question d'un courant littéraire polynésien, il est nécessaire de percevoir dans la narration anglaise un ensemble de caractéristiques qui soient étrangères à la tradition culturelle anglo-saxonne. Un système idéologique, un réseau métaphorique, un ensemble de références à ce qui constitue une culture donnée, en l'occurrence la culture polynésienne, doivent être du moins perceptibles, reconnus par le lecteur. Il s'ensuit que les besoins langagiers des écrivains, le jeu des métaphores récurrentes, les allusions à des mythes connus dans le Pacifique Sud, constituent partiellement le caractère spécifique de ces auteurs. Les personnages créés et leurs préoccupations engagent également les œuvres produites dans une catégorie littéraire particulière. Enfin le lieu et le temps choisis pour l'action participent également à l'élaboration d'un monde qui est identifiable par le lecteur averti. Trois auteurs, par leur âge, leurs préoccupations artistiques et existentielles, incitent à un rapprochement. Il s'agit de Patricia Grace, de Witi Ihimaera et d'Albert Wendt. Au cours des années soixante-dix, à eux trois, ils ont fait paraître six romans. Ces six œuvres feront l'objet d'une étude plus globalisante que monographique. La visée essentielle en sera une introduction du lecteur au monde polynésien contemporain. En effet, cette production romanesque véhicule des concepts qui se retrouvent dans toute la fiction produite dans les îles polynésiennes. Cette partie s'appliquera à présenter la problématique littéraire qui consiste en une exploration d'un entre-deux-mondes, celui du présent, celui du passé, ou celui occidental et celui polynésien. Deux autres parties viendront compléter cette vue d'ensemble en présentant deux autres courants de la nouvelle littérature du Pacifique Sud. Il s'agit en premier lieu d'une section consacrée à l'analyse de Behind The Tattooed Face de Pat Baker, le premier romancier maori à avoir publié un roman historique. Cette œuvre est la seule (avec Miss Ulysses from Puka-Puka de F. J. Frisbie publiée en 1948) dont l'action se situe pendant l'une des deux périodes clefs de la vie insulaire: la période de mise en contact avec la civilisation occidentale et celle de la mise en contact avec la civilisation américaine, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pour ce premier roman écrit par un Néo-Zélandais maori, le temps de l'action se situe immédiatement avant la première mise en contact avec les Européens. La dernière partie sera consacrée à une thématique qui se trouve en filigrane dans ce type de fiction : celle du retour aux origines. Deux romans seulement lui ont accordé une place prépondérante. Le premier se trouve être le seul roman écrit par un Hawaiien, J.D. Holt, l'auteur de Waimea Summer. L'autre roman est le premier roman d'Albert Wendt, Sons for the Return Home. L'occasion se présentera alors de consacrer quelques pages au talent de cet écrivain dont la création littéraire a rendu les critiques occidentaux curieux de l'activité artistique qui se déploie et se consolide dans cette région du monde. 

TABLE DES MATIERES

 
I.- Les origines de la littérature polynésienne en langue anglaise

II.- Les difficultés de l'écrivain et du lecteur du Pacifique Sud

III.- Les premières fictions des auteurs polynésiens : une proposition de lecture

Chapitre 1. - LES TEMPS DE MISE EN CONTACT
I. - Histoire, mythologies et fiction

Introduction

  1. L'histoire et la fiction : une symbiose
  2. Les croyances nouvelles et anciennes

  3. - L'Évangélisation en Polynésie
    - Les grandes migrations et les mythes polynésiens
II.- Behind the Taitooed Face
  1. Présentation générale
  2. Tabou, mana et cannibales
Chapitre II. - L'ENTRE-DEUX-MONDE
I. - Les romanciers du Pacifique Sud et leurs œuvres

II. - Contenus narratifs et discours polynésiens

  1. Les romans de Witi Ihimaera

  2. - Tangi
    - Whanau
  3. Le premier roman de Patricia Grace

  4. - mutuwhenua, The Moon Sleepa
  5. Les romans d'Albert Wendt

  6. - Sons for the Return Home
    - Pouliuli
    - Leaves of the Banyan Tree
III. - Les racines
  1. Le Christianisme: aliénation ou nouveau point d'ancrage?
  2. La notion polynésienne de la terre
  3. La tradition polynésienne et ses dépositaires
  4. Le passé : son rôle dans la vie des personnages des romans
  5. Le conflit des générations
IV. - Le voyage
  1. En route
  2. Les causes de départ
  3. Les premières expériences
  4. Le pays des Blancs
V. - Le choc des deux cultures
  1. Occidentalisation de la société polynésienne
  2. Les représentants de la nouvelle société
  3. L'aliénation
Chapitre III. - LE RETOUR
I.- Waimea Summer de John Dominis Holt
  1. Genèse et résumé du roman
  2. Le monde des "demis"
  3. Les sortilèges du passé et ceux du présent
  4. "Aloha" ou "inaina": l'amour ou la haine
II.- Sons for the Return Home d'Albert Wendt
  1. Présentation
  2. Le récit d'une série de rencontres
  3. Une méditation sur l'amour et la mort
  4. Retour et maturité
III.- Lecture comparative des deux romans

IV. - Les créations littéraires d'Albert Wendt

  1. Présentation
  2. La problématique de la liberté
  3. Support mythologique et transcendance
  4. La solitude de l'antihéros polynésien