Sommaire du n°109

année 1999-2


numéro spécial portant sur :

"Les Politiques de la tradition. Identités culturelles et identités nationales dans le Pacifique",
sous la direction d'Alain Babadzan.

Sommaire
Alain BABADZAN
Avant propos. Culture, coutume, nation : les enjeux d'un débat. L'invention des traditions et le nationalisme.
Stephanie LAWSON
Le traditionalisme et les politiques de l'identité culturelle en Asie et dans le Pacifique : une mise au point critique.
Toon VAN MEIJL
Fractures culturelles et identités fragmentées. La confrontation avec la culture traditionnelle dans la société maori post-coloniale.
Brigitte DERLON
Traditions et politiques de l'État en Papouasie-Nouvelle-Guinée : le cas de la province de Nouvelle-Irlande.
Patrick PILLON
Identité, culture et catégories de l'action: autour des fondements idéels du territoire et de l'organisation sociale en pays Mèa et Houaïlou (Nouvelle-Calédonie).
Caroline GRAILLE
Coutume et changement social en Nouvelle-Calédonie.
Marc TABANI
Kastom et traditionalisme : quelles inventions pour quelles traditions à Tanna, Vanuatu ?
Robert TONKINSON
The Pragmatics and Politics of Aboriginal Tradition and Identity in Australia.
Abstract

Présentation du numéro 109, d'après l'avant-propos d'Alain Babadzan "Culture, coutume, nation: les enjeux d’un débat"

L’importante étude de Caroline Graille – importante par sa dimension autant que par l’ampleur des questions qu’elle soulève – se donne pour objet d’analyser les conditions sociales et historiques de l’émergence en Nouvelle-Calédonie d’un nouveau rapport à la culture et aux traditions kanak. En retraçant la genèse de la Coutume depuis la période coloniale jusqu’à son institutionnalisation actuelle en symbole politique majeur, Caroline Graille montre que la production symbolique de la Coutume comme essence de l’identité collective de l’ethnie colonisée s’inscrit non seulement dans le cadre d’un combat politique pour l’indépendance, mais aussi dans le contexte des transformations de l’espace social calédonien, marqué par l’apparition de groupes sociaux nouveaux, et en particulier de l’embryon d’une classe moyenne mélanésienne. Cette couche sociale en émergence comprend notamment un ensemble d’agents engagés dans le travail proprement symbolique consistant à "dire et à faire le groupe", selon le mot de Pierre Bourdieu, en produisant (et en officialisant) les représentations légitimes de l’identité collective kanak. C. Graille attire l’attention sur la constitution progressive d’une intelligentsia kanak, et sur l’émergence d’un champ culturel dont elle analyse la structuration interne, ainsi que les tensions et les enjeux qui le parcourent.
L’analyse anthropologique comparée de deux mythes de fondation kanak (pays Mèa et A’jië, Houaïlou) permet à Patrick Pillon d’exposer les "soubassements idéels" traditionnels de la relation entre les hommes et la terre, construite sur le mode de l’alliance politique ou de l’alliance matrimoniale. Il insiste sur tout ce que les représentations pré-européennes de l’identité collective devaient à la conception d’une communauté de substance entre les membres d’une même unité de parenté, par opposition aux formes proprement modernes prises par les identifications collectives, qui ont cessé, en Calédonie comme ailleurs, de se baser sur la parenté et l’ancestralité pour se donner comme référent une entité sociale abstraite et indifférenciée.
Toon van Meijl fait l’historique de l’affirmation identitaire maori, et prend le parti d’accorder une attention privilégiée à la manière dont les politiques officielles de revitalisation culturelle sont reçues par les Maori les plus défavorisés, et en particulier par les jeunes, voués massivement à la sous-prolétarisation et au chômage. En prenant l’exemple des Community Training Centers, où les jeunes Maori en situation d’échec scolaire se voient enseigner leur langue et leurs traditions (chants, danses, cérémonial du marae, etc.), Toon van Meijl montre à quel point ceux-ci ne parviennent pas à se reconnaître dans le modèle idéal qui leur est inculqué, et auquel ils se savent pourtant en devoir de s’identifier. Confrontés au modèle inatteignable d’une maoritude intemporelle et idyllique, les jeunes en conçoivent une culpabilité et un profond malaise qui ne font que renforcer leur échec scolaire, et les enfoncer toujours davantage dans la marginalité et l’exclusion.
Il n’y a pas qu’en Nouvelle-Zélande et en Nouvelle-Calédonie où des problèmes sociaux, économiques et politiques soient transfigurés en termes culturels. La politiste Stephanie Lawson analyse les usages politiques des idéologies traditionalistes dans l’ensemble de la zone Asie-Pacifique. En soulignant les liens entre le traditionalisme et la pensée conservatrice européenne, elle constate notamment que le thème de la défense des traditions locales et de l’authenticité culturelle est toujours mis en avant par les élites au pouvoir dans les différents États de la région lorsqu’il s’agit de s’opposer aux revendications pour plus de démocratie et de justice sociale. La démocratie serait ainsi étrangère, "occidentale", et inadaptée aux particularités culturelles locales: de Singapour à Suva, une même pseudo-critique de l’occidentalisation est menée par les couches dominantes locales. Cet appareil idéologique, destiné à s’abriter des critiques provenant de l’extérieur, est actuellement redéployé contre ces "ennemis de l’intérieur", mouvements démocratiques, syndicats et intelligentsia nouvelles, qui comme à Tonga ou à Fiji s’engagent dans des formes de revendications proprement politiques, et non plus culturelles.
Si l’apologie officielle de l’identité culturelle peut être utilisée par les couches dominantes pour discréditer la revendication sociale, elle est également pour les jeunes États indépendants du Pacifique un puissant outil idéologique d’unification nationale, susceptible d’être engagé contre d’autres formes d’expression culturelles, basées sur la référence à une identité locale, ou régionale. C’est ce que montre Marc Tabani à propos du cas de Tanna, au Vanuatu, où s’affrontent (au moins) deux représentations de la coutume: la kastom nationaliste d’État, et la kastom telle que la définit le mouvement syncrétique Jon Frum, chacune étant porteuse d’une forme de légitimité différente. Marc Tabani reprend le débat sur le Jon Frumisme qu’il replace dans le cadre d’une discussion sur les traditionalismes et la pluralité des usages de la kastom en Océanie.
La question de l’incidence des politiques culturelles nationales (coloniales, puis post-coloniales) sur les représentations locales de la coutume est abordée à son tour par Brigitte Derlon à propos de la Nouvelle-Irlande (Papouasie Nouvelle-Guinée). Commentant les récents travaux de Robert Foster, elle lui reproche d’avoir sous-estimé, voire passé sous silence, le rôle déterminant de l’État dans le développement de la folklorisation culturelle et l’apparition d’un rapport moderne aux traditions. En se basant sur sa familiarité avec le terrain néo-irlandais, Brigitte Derlon montre que l’actuelle marchandisation de la kastom n’est pas directement une traduction mécanique de la pénétration de l’économie capitaliste, mais est d’abord à comprendre comme le résultat des politiques culturelles nationales visant à "revitaliser les traditions".
Robert Tonkinson est un des premiers anthropologues océanistes à avoir souligné l’importance de la réinvention des cultures traditionnelles. On lui doit, ainsi qu’au regretté Roger Keesing, d’avoir placé les "politiques de la tradition" au cœur de l’étude des phénomènes de changement culturel et politique dans la région. Son chapitre fait le point sur la situation de la revendication aborigène après la reconnaissance par le droit australien de l’existence de droits fonciers indigènes. Il se donne pour objet d’exposer, dans le contexte nouveau marqué par la promulgation en 1993 du Native Title Act, toute la diversité des perspectives (et des stratégies) aborigènes actuelles concernant les questions identitaires.
La contribution d'Alain Babadzan ne traite guère de l’Océanie. Il est apparu en effet nécessaire d’effectuer un travail préalable de clarification. L'auteur commence par présenter les enjeux des controverses théoriques sur l’invention des traditions, qui à bien des égards sont homologues aux enjeux des débats sur l’ethnicité en Océanie. Il aborde ensuite la question des ruptures et des continuités entre les productions culturelles pré-modernes et les traditions inventées, en réexaminant au passage le sens à donner à la notion de traditionalisme, avant d’atteindre le cœur de son argument et de caractériser tout ce que doit à la modernité le rapport nouveau à la culture et aux traditions instauré par les nationalismes culturalistes. Alain Babadzan espère que ce détour par l’examen de faits culturels proprement occidentaux permettra de donner sens à un ensemble de phénomènes locaux que l’anthropologie n’a été que trop tentée d’interpréter comme l’affirmation d’une spécificité, et la revendication d’une différence.
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